• UNE BULLE POUR GUERIR

    UNE BULLE POUR GUERIR

     

     


    Il était une fois une petite sœur.

    Et il était une fois une grande sœur à la santé fragile, si fragile qu’elle partageait son temps entre la maison, l’école et l’hôpital.

    Et la petite sœur se croyait abandonnée.

    Elle se disait que sa grande sœur prenait beaucoup de place dans le cœur de ses parents, que sa vie n’intéressait personne, que ses paroles, ses gestes étaient sans importance. Comme des petites bulles d’air qui s’échappent et éclatent sans laisser de traces…

     

     



    La semaine passée, quand il lui avait fallu aller, elle aussi, aux analyses, pour voir si “ses petites cellules qui servent à fabriquer les cellules de son sang ressemblent aux bonnes cellules de sa grande sœur”, elle avait eu un peu peur de la piqûre, mais elle n’avait pas fait la comédie. Heureuse et fière, elle s’était enfin sentie, le temps d’un matin, redevenir quelqu’un.

    Souvent, en secret, elle gribouillait le même dessin : sur une feuille de papier blanc, elle attachait sa grande sœur à des milliers de ballons de toutes les couleurs, bleus, rouges, jaunes, verts, la faisait lutter contre le vent et disparaître à tout jamais derrière de gros nuages noirs…

    …des gouttes de pluie frappaient son visage. Elle avait mal. Elle s’en voulait. Sur son dessin froissé, la petite sœur pleurait.

     

     



    Et puis, un soir, à l’heure du câlin, la nouvelle tomba.
    La grande sœur, restée à l’hôpital, ne reviendrait pas de sitôt.
    Les médecins espéraient bien la guérir, en tentant sur elle quelque chose d’un peu compliqué à comprendre, une greffe de moelle.

    Guérir. La grande sœur guérie…

    Tout allait redevenir comme avant, avant la maladie.
     On vivrait léger. On retrouverait l’élan, l’élan des jeux,
    des projets, des sorties.
     La petite sœur sourit. Elle ne posa pas de questions. Certes,
    elle n’avait pas pu tout comprendre. Son papa, sa maman jugèrent bon de ne pas lui en dire davantage.

    Demain, au petit déjeuner, ils parleraient tranquillement tous les trois.

      

    Seule, la petite sœur ne trouvait pas le sommeil.

    Des points d’interrogation se mirent à chahuter dans sa tête. Greffer. Elle connaissait. Elle avait vu faire.

     Au printemps, son grand-père avait, devant elle,

    greffé un jeune pommier, qui se développa très bien

     mais donnait des pommes trop acides.

    Sur son tronc, il avait fait une petite entaille, puis inséré un rameau pris sur un autre pommier qui, lui, produisait de bons fruits. Ainsi dans quelques années, sur les branches de l’arbre greffé, on cueillerait de belles pommes, bonnes à manger, juteuses et sucrées.

    “On fait donc pareil, enfin presque pareil, avec les gens…”
    se dit la petite sœur.

    Et la moelle ? Elle avait goûté. Elle s’en souvenait.
    Elle n’avait pas aimé cette chose cuite, molle, toute grasse,
     nichée dans un os de pot-au-feu, un os d’animal !

     

     


    La nuit qui suivit fut peuplée de cauchemars.
    Dans le parc de l’hôpital, on mutilait, on tronçonna les arbres,
     on brûlait, on saccageait les haies, les massifs, les bosquets.
     Et sur ces terres désolées prenaient vie des centaines
     de personnages étranges, immenses, jamais vus nulle part,
     tous identiques : des grandes sœurs métamorphosées, reconnaissables à leur seul visage.

    Des grandes sœurs, au tronc de chêne, aux bras de saule,
    aux mains de fougère, aux jambes de cyprès,
    aux pieds de lavande, la tête coiffée de branches de sapin.
    Des grandes sœurs greffées, ancrées dans la terre.
    Curiosité d’un incroyable jardin qui soudain,
    disparaissait, s’effaçait…

    …sous une nuée d’oiseaux, une horde de bêtes sauvages
    qui ne trouvaient plus leur nid, leur repaire, leur terrier,
    qui devenaient fous et se battaient si violemment que chirurgiens, médecins, infirmiers, alertés, les faisaient tous prisonniers.
    Tous retenus pour donner un élément de leur corps, un organe,
     et l’un d’eux choisi pour sauver la grande sœur.

    Et la grande sœur greffée, guérie, la grande sœur aux immenses ailes déployées revenait à la maison, fondait sur le toit,
    ébranlant avec force les plafonds, les murs, les cloisons.



    Effrayée, la petite sœur se réveilla.

    Assise en lotus sur son lit, elle était en sueur. Son cœur cognait.
     Sa chemise collait à sa peau. Elle appela ses parents, leur expliqua ce qu’elle avait vu, entendu, demanda si c’était vrai tout ça.
    Et sa maman la prit sur ses genoux, l’entoura de ses bras,
     la calma,
     la rassura. Celui qui sauvera la grande sœur lui donnera quelques petites cellules, petites perles de sa moelle, sera un être humain, pas n’importe qui.

    Et la petite sœur voulut en savoir davantage.

    Sa maman balbutiait, cherchait ses mots. Sans plus attendre,
     son papa, la voix changée, lui demanda si elle se souvenait d’être allée, un jour, au laboratoire pour décider du meilleur traitement pour sa grande sœur. Et la petite sœur se souvenait.
    On ne lui avait pas dit tout à fait ça, mais ça devait revenir au même. Sans elle, sa grande sœur pouvait-elle mourir ?

    Un grand, un long silence s’ensuivit.
    Un beau silence tout blanc.

    La petite sœur se dégagea des bras de sa maman.

    D’un bond, debout sur son lit, on l’eût dite sur un podium après une victoire. La petite sœur avait tout compris.
    C’était elle qui allait donner à sa grande sœur ce qui était là,
     dans son os, tout près de sa peau.
    Un os de sa jambe pour la faire courir vite, ou celui de sa main, pour l’aider à ne pas fatiguer ses doigts au piano,
    ou celui de son épaule.

    Bientôt la grande sœur reviendrait la chercher à l’école
    et lui porterait son cartable, ou aussi, ou peut-être…

    Impossible de l’arrêter.

    Ses parents recouraient. L’entendaient-ils bien ?
     Ils n’avaient pas eu à parler, expliquer,
    à lui demander si elle acceptait.
    Elle ne savait pas encore, la petite sœur, qu’elle devrait, elle aussi, rentrer à l’hôpital, qu’on l’endormirait pour faire ce prélèvement juste quelques heures avant que son don, précieuses petites cellules de vie, ne soit transmis à sa grande sœur.
    Ça ne l’intéressait pas d’apprendre, déjà, comment les choses se passeraient.
     Peut-être préférait-elle ne pas savoir…

     


    Ce même matin, la petite sœur dessina.

    Elle rattrapa ses milliers de ballons, bleus, rouges, jaunes, verts, lancés si souvent dans le ciel. Sur une feuille de papier blanc,
    elle en fit une robe de bal. Elle en habilla sa grande sœur.
    Et la grande sœur se mit à danser…

    …et la jupe, les jupons, les dentelles, les festons à tourner vite,
    de plus en plus vite, mêlant, confondant joyeusement
    leurs couleurs.
    Autour de la grande sœur, pour la protéger,
    une bulle de lumière se levait.
     Une lumière pure, blanche, transparente.
    Le blanc de l’aube, l’aube d’une guérison.

    Le dessin achevé, la petite sœur le signa de son nom. MARION.


    © Geneviève Laurencin

    Une bulle pour guérir , provenance  "planète Québec "

     

     

    L’Équipe du Projet HISTOIRES À FAIRE RÊVER
    fc@histoiresafairerever.com/

     

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